2043, Matthieu raconte à son fils Lucas les tribulations de sa bande d’amis, 25 ans plus tôt.
Résumé de l’épisode précédent : Matthieu et sa colloc’ Léa rejoignent William, FX et Lorenzo (le parrain de Lucas) sur les quais d’Invalides. FX a rendez-vous avec une fille, mais disparaît juste avant que celle-ci n’arrive…
Nous nous regardons. De quelle ruse sommes-nous encore les victimes ? Cette fille sublime est-elle réellement la date de FX ? Ou bien une actrice, embauchée pour nous rendre fous ? Si c’est le cas, son talent est indéniable, car elle semble aussi surprise que nous par son absence. Ces questions n’ont guère le temps d’occuper mon esprit : Lorenzo, répondant à l’injonction de sa nature, s’est jeté à l’assaut d’Inès. Nous le suivons.
— Inès ? demande-t-il.
Lorsqu’il abordait une fille, ton parrain prenait une voix spéciale. Un peu plus rauque, avec une pointe d’accent italien. Il fronçait aussi légèrement les sourcils, et, surtout, il plantait ses yeux verts dans ceux de sa cible, telles deux pointes émeraudes, effilées par des années de pratique.
— Oui ?
Le mouvement de ses lèvres la rend encore plus belle. On dirait une sculpture antique, s’affranchissant de la rigueur du marbre. À cet instant, et à ma grande honte de ne l’avoir fait plus tôt, je remarque qu’elle est accompagnée. Une jolie fille, mais qui souffre forcément de la comparaison.
— Tu ne serais pas en train d’attendre un certain François-Xavier par hasard ?
Inès ne cache pas sa surprise. Ses grands yeux bleus se dilatent, nous fixent un par un, avant de revenir sur Lorenzo.
— Comment est-ce que tu le sais ?
— Car nous-mêmes sommes à sa recherche. Et tu ressembles tout à fait au portrait qu’il nous a fait de toi.
Une légère crainte commence à m’envahir. Je regarde Inès, son nez fin, la dentelle de ses cheveux noirs, puis je regarde Lorenzo, sa chemise vichy bleue et blanche, celle des « grands soirs », et une chose évidente me saute aux yeux. Une chose qui entre en contradiction avec l’une des règles fondamentales de notre bande : le bro code. En d’autres termes, pas de sales coups entre nous. Nous avions instauré ce pacte en 2016, après une soirée au cours de laquelle nous avions tous failli nous battre. Le lendemain, Léa avait organisé une réunion chez elle afin de nous réconcilier, et de prendre des mesures pour éviter que ça ne se reproduise – notre bro code était né.
— En effet, oui, j’ai rendez-vous avec François-Xavier.
Puis chacun se présente. La fille qui accompagne Inès se nomme Camille. Elles se connaissent par l’intermédiaire d’une amie en commun, qui a eu un empêchement. C’est drôle, j’ai l’impression de la connaître, de l’avoir déjà vue quelque part.
La situation était dans son ensemble particulièrement gênante. Dans l’absolu, il n’y a rien d’étonnant à ce que deux groupes se rencontrent et fassent connaissance – l’endroit était même propice à ce genre d’événements. Mais l’absence de FX compliquait l’équation. Elle était un hiatus, une incohérence qui empêchait chacun d’agir normalement. De mon côté, par exemple, je n’arrivais pas à m’enlever l’idée qu’Inès et Camille étaient peut-être des actrices, et une théorie assez solide commençait même à se former dans mon esprit : FX, qui avait été le principal perdant de la soirée de 2016, voulait tester la résistance du bro code. Nous n’étions pas les victimes d’une farce, d’une blague un peu étrange, mais les cobayes d’une expérience malsaine visant à nous pousser dans nos retranchements.
Cette théorie, qui doit te paraître complètement folle, n’était à l’époque pas dénuée de fondements : sous ses airs de joyeux-luron inconséquent et bon vivant, FX était une personnalité complexe, à la sensibilité exacerbée. Il lui arrivait de m’appeler à trois heures du matin, et de m’en vouloir si je ne répondais pas. Ou de nous faire la tête, lorsque nous partions de soirée un peu plus tôt. Sans jamais nous l’avouer, je crois qu’il avait une peur maladive de l’abandon.
Ayant dit cela, tu comprendras mes craintes en voyant Lorenzo exécuter son numéro devant Inès. Par numéro, j’entends : chemise entre-ouverte, sourire Colgate, main dans les cheveux en mode « pub de parfum », et surtout, beaucoup, beaucoup de questions. « Il n’y a rien de plus efficace que les questions, m’avait-il dit une fois. Ça permet de mettre la fille en valeur, et de montrer que tu t’intéresses à elle. » Lorenzo s’intéressait un peu trop à Inès à mon goût.
Je m’approche de Léa, lui glisse ma pensée à l’oreille. Elle me confie avoir eu la même. Léa avait une relation très spéciale avec FX. Presque maternelle, comme si elle avait peur qu’il lui arrive un jour quelque chose de grave. C’était pour lui qu’elle avait organisé la réunion de crise, en 2016. Et c’était pour lui qu’elle se forçait parfois à rester jusqu’à 6 heures du mat’, alors qu’elle rêvait de se jeter au lit. D’apparence, ils avaient deux caractères antinomiques : l’une était discrète, pondérée et altruiste ; l’autre extraverti, autocentré et susceptible. L’une avait les deux pieds dans le monde, qu’elle s’efforçait de rendre meilleur ; l’autre vivait dans un univers parallèle, tels les rois fous de Bavière dans leur château. Pourtant, par une bizarrerie de la nature, ces deux caractères s’accordaient parfaitement. Comme les rouages d’une horloge qui ne donnerait l’heure à personne, sinon à eux deux. Ils avaient leur propre temporalité, à mi-chemin entre la fougue déréglée de FX, et le calme rationnel de Léa.
— Je vais réessayer de l’appeler, décide-t-elle, s’éloignant de quelques mètres.
William en profite pour s’approcher. Il a son air inspiré, de philosophe antillais. Un sourire canaille plisse ses petits yeux noirs, fixés sur Lorenzo.
— Tu vois, me dit-il à l’oreille, FX ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Il aurait dû respecter la règle des trois unités. Première unité : le temps. Tu ne dates jamais une fille un jeudi soir. Le jeudi soir, c’est afterwork, sorties entre potes, chopes spontanées. Une date, ça se calle entre le dimanche et le mercredi. Deuxième unité : le lieu. Tu ne ramènes pas ta baguette à la boulangerie. Surtout quand des mecs comme Lorenzo attendent au comptoir. Tu trouves un petit coin bien tranquille, et tu la charmes en tête-à-tête. Enfin, unité d’action. Si les deux premières n’ont pas été respectées, celle-là devient carrément obligatoire. À savoir : tu es le maître de la situation, la force agissante, le deus ex machina. Tu ne t’enfuis pas en pleine bataille, abandonnant ta date au premier venu. FX n’a respecté aucune de ces trois unités, et maintenant, il est dans la merde. CQFD.
Je pourrais lui objecter une foule d’arguments, mais Léa, qui s’est figée devant nous, ne m’en laisse pas le loisir :
— Il ne répond pas, dit-elle d’un air grave, les mains posées sur ses hanches.
Derrière elle, la voix de Lorenzo se fait chaque seconde plus suave, plus chantante, plus exagérément italienne. Pour mettre fin à cette sérénade, je m’interpose entre Inès et lui, et propose que nous allions chercher ensemble FX sur les quais.
Mon fils, j’étais alors loin de me douter que nous n’étions qu’au premier acte d’une longue et invraisemblable pièce nocturne…